2009-03-31 

Strasbourg en état de siège pour le sommet de l'Otan

Christophe Cornevin

Alors que des manifestants violents risquent d'affluer de l'Europe entière, près de 25 000 policiers français et allemands quadrillent les rives du Rhin.

En comité restreint, Michèle Alliot-Marie dit craindre la tempête, et les responsables de la Place Beauvau carguent les voiles. Le sommet de l'Otan des 3 et 4 avril prochains à Strasbourg sera celui de tous les dangers. Celui de l'extravagance et de la démesure, pour célébrer, ou conspuer, au choix, le soixantième anniversaire de l'Alliance atlantique.

À plus d'un titre, la réunion des 27 chefs d'État et de leur délégation va transformer la capitale alsacienne en citadelle assiégée. Pendant quarante-huit heures, deux gigantesques «bulles» sécurisées vont sanctuariser les abords du palais des congrès, dans les quartiers du Wacken, théâtre du sommet, ainsi que les environs du Palais des Rohan, où les chefs d'État goûteront à la haute gastronomie d'Émile Jung. Pour circuler en centre-ville, classé «zone rouge» et rendu impraticable par 50 000 barrières, il faudra montrer patte blanche. Les habitants des 7 000 foyers qui y sont établis circuleront grâce à l'un des 40 000 laissez-passer spéciaux fournis par le commissariat. «Ne pourront accéder à pied ou à vélo que les résidents ou professionnels dûment recensés sur présentation de ce sésame», précise-t-on à la mairie. «Strasbourg est une ville bunker, une ville fantôme, une cité verrouillée et impraticable», éructent de leur côté les détracteurs. Ulcérés de vivre en «camp retranché», ces Strasbourgeois un rien bravaches ont pavoisé leurs fenêtres de drapeaux arc-en-ciel, symbole de paix. Le maire (PS), Roland Ries, en a lui-même piqué une colère.

Il faut bien dire que le campus universitaire et ses 42 000 étudiants ont gelé leurs activités dès samedi dernier. Et qu'une partie des 100 écoles de la ville, des piscines, stades et gymnases resteront portes closes durant le sommet. Côté transports, thromboses et paralysie guettent aussi le rendez-vous des puissants. Pendant que les poids lourds seront déroutés à 250 kilomètres au nord, le trafic ferroviaire sera paralysé entre Strasbourg et Kehl en Allemagne, et l'autoroute A 35 bordant l'ouest de la ville sera coupée lors des passages de convois officiels parfois pharaoniques.

À lui seul, l'aréopage accompagnant Barack Obama devrait être composé de 800 agents, conseillers et gardes du corps. Longtemps, la vedette américaine du sommet a laissé planer le plus grand mystère sur son lieu de résidence. L'idée, un temps évoquée, que le président des États-Unis puisse s'établir sur la base voisine de l'US Air Force, à Ramstein, a été abandonnée. En fait, des «précurseurs» du Secret Service, arrivés sur place depuis fin février, ont passé au peigne fin le Hilton de Strasbourg, où le successeur de George W. Bush établira ses quartiers.

Cinq à six mille «casseurs» attendus

«Tout le monde est concentré sur le sommet, dont la vitrine médiatique risque d'aimanter des manifestants violents venus de l'Europe entière», confie-t-on au ministère de l'Intérieur. Les manifestants allemands et français pourraient voir leurs divisions décuplées par l'arrivage de militants des PCEr-Grapo espagnols, de la lutte révolutionnaire (EA) grecque, de la Federazione dei comunisti anarchici d'Italie, de Zabalaza Anarchist Communist Front d'Afrique du Sud, de l'Union communiste libertaire du Canada ou encore du North-Eastern Federation of Anarchist Communists des États-Unis. Parmi eux, 5 000 à 6 000 «casseurs» devraient converger vers Strasbourg, selon la police. Proche de l'ultra-gauche et des anarcho-autonomes, ils auraient prévu de se fondre aux coordinations anti-Otan. Officiellement répertoriées, elles organisent déjà un dantesque contre-sommet entre le 1er et le 5 avril.

Surfant sur l'anti-impérialisme, l'antimilitarisme, le retrait des troupes en Afghanistan, l'antiglobalisation, voire la lutte contre le réchauffement climatique, ce front contestataire s'installera dans un «village autogéré». S'étendant sur une dizaine d'hectares à l'extrémité sud de la ville, sur les terrains d'une ferme éducative au Neuhof, il devrait abriter 10 000 protestataires . «Dans un premier temps, ils pensaient camper de part et d'autre du fleuve , affirme une source renseignée. Mais, lorsque les autorités allemandes ont voulu faire payer leur emplacement plusieurs milliers d'euros, ils se sont repliés sur la rive gauche française. »

Pour haranguer et mobiliser la foule contestataire, Internet bruisse de messages évocateurs. Brocardant la «phobie sécuritaire» de l'Otan, des libertaires trouvent soudain des accents gaulliens avec le pastiche «Strasbourg outragée, Strasbourg brisée, Strasbourg martyrisée, mais…». Strasbourg y est réduit à un «territoire occupé» et le sommet à une grand-messe atlantiste juste célébrée pour «préparer les futures guerres pour le contrôle des ressources de la planète». Comme l'ONU, le FMI, le G8, le G20, l'OMC, l'Otan est assimilée à un «instrument du capitalisme pour renforcer l'exploitation des travailleuses, des travailleurs et des peuples». Réchauffée mais toujours efficace, la dialectique pourrait fédérer jusqu'à 70 000 participants lors d'une manifestation unitaire prévue samedi 4 avril.

Face à cette assemblée en rouge et noir qui n'aura rien du jamboree, la Direction centrale de la sécurité intérieure (DCRI) tend ses «grandes oreilles» depuis des semaines. Et le ministère de l'Intérieur prévoit l'un des plus imposants dispositifs jamais imaginés. Selon nos informations, pas moins de 85 escadrons de gendarmerie mobile et Compagnies républicaines de sécurité seront mobilisés pour former un « cataplasme bleu» sur Strasbourg et ses environs. Il faut remonter au soixantième anniversaire du Débarquement et à la protection des plages normandes en 2004 pour voir un tel branle-bas de combat. Otan oblige, une armada de 10 000 hommes quadrillera donc le siège du Parlement européen, sécurisera les sites classés Seveso ou encore les gazoducs traversant le secteur, tandis que les vedettes de la gendarmerie fluviale sillonneront le Rhin, embarquant sonars et plongeurs pour déjouer la moindre menace subaquatique.

Redoutable effet de loupe médiatique

Dans le même temps, unités en scaphandres nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques resteront en réserve et une flotte de curieux blindés équipés de treuils et de chasse-neige ronronneront à proximité pour dégager d'éventuels obstacles. Enfin, quelque 500 gardes du corps français issus du Service de protection des hautes personnalités et des CRS veilleront sur les cortèges et les sites d'hébergements de treize délégations, dont celle de la France, bien sûr, mais aussi des États-Unis.

En alerte maximale, les Allemands, qui ont prévu de déployer pour leur part 15 000 hommes, dont leurs experts de la Bundeskriminalamt (BKA), prendront en charge l'autre moitié des officiels. En cas de coup dur, militaires d'élite du GIGN et homologues policiers du Raid ont fait le voyage. «Nous ne sommes jamais à l'abri d'une prise d'otages ou d'un détournement aérien», souffle un officier sous le couvert de l'anonymat. Le chef des services de renseignement intérieurs allemands Heinz Fromm, président de l'Office fédéral pour la protection de la constitution, craint pour sa part un «potentiel activiste de quelque 3 000 personnes». «La forte mobilisation de l'ultra-gauche et des anarcho-autonomes, en France comme en Allemagne, nous fait craindre des modes d'expression violents, comme lors de la réunion du G8 à Gênes en 2001», grince un policier de haut rang. Dès juin dernier, un rapport «confidentiel défense» des services de renseignement français affirmait que ces militants «intégrant les “black blocs” de toutes les grandes contestations altermondialistes européennes» ont décidé de mettre en place une «force organisée transnationale de subversion destinée à commettre des actions violentes dans les prochains mois ». «Strasbourg 2009 pourrait être ce lieu de rendez-vous», craint un autre policier de haut rang.

Persuadés que «les plus déterminés déclencheront des émeutes pour ensuite filmer ce qu'ils présenteront comme de la répression policière», les stratèges de la Place Beauvau ont imaginé une parade : embarquer des caméras dans chaque unité d'intervention afin de filmer leur propre version des incidents. Pour les livrer à la presse, s'il le faut. «Nos adversaires ont pris l'habitude de se servir de la communication comme d'une arme contre l'autorité de l'État, confie-t-on dans l'entourage de Michèle Alliot-Marie. Nous emploierons les mêmes méthodes pour défendre la légitimité de notre action…»

Outre de nouveaux «éléments violents», se protégeant de plus en plus avec des équipements de hockey sur glace, les spécialistes du maintien de l'ordre ont vu émerger depuis dix ans une nouvelle génération de manifestants. Altermondialistes, pacifistes et écologistes, ils s'illustrent lors de sommets internationaux par de très audacieux happenings visant à paralyser des cérémonies. «Très entraînés, déroulant des trésors d'ingéniosité, ces militants non-violents s'entravent à des poids lourds, s'enchaînent à des tubulures d'acier dans des arbres, s'accrochent aux lampadaires ou sur des grues parfois hautes de 60 mètres , constate le lieutenant-colonel Francis Mézières, responsable de la division ordre public au Centre national d'entraînement des forces de gendarmerie de Saint-Astier. Plusieurs heures sont parfois nécessaires avant de libérer les gens contre leur gré…» Une cellule de huit instructeurs gendarmes experts en la matière a été projetée sur les bords du Rhin début avril avec des disqueuses thermiques et des tronçonneuses. Ces manifestants de l'extrême se verront proposer casque antibruit et lunettes de protection lors de leur désincarcération. Là encore, les scènes seront toutes filmées. Plus que jamais, le moindre incident au sommet de Strasbourg, où 2 500 journalistes sont attendus, connaîtra un redoutable effet de loupe médiatique. Garant de la paix dans le monde, le rendez-vous de l'Otan sera le théâtre d'une originale guerre des images.